Ce chanteur d’origine libanaise, troisième Prix du prestigieux Concours Reine Elisabeth en 2004, exulte manifestement à interpréter un Figaro emblématique, capable de ressentir les plus doux émois, d’accepter les mises à l’épreuve rocambolesques que peut appeler l’amour, de dénouer les pires situations. En parfaite complicité avec sa belle, Susanna, qu’il est bien décidé à épouser, il s’agit aussi, pour lui, de montrer que l’intelligence et la stratégie permettent de déjouer les stratagèmes des puissants. Au point de contraindre son maître, le Comte di Almaviva, interprété avec une belle prestance par le baryton belge Laurent Kubla, à abolir – au final – le droit de cuissage qui pesait à l’époque où fut créé l’opéra, sur toutes les femmes de « petite condition » et faisait enrager en silence leurs pères, leurs maris, leurs fiancés. Et bien sûrs les intéressées.
Les « Nozze di Figaro » constituent à cet égard un opéra habilement révolutionnaire, au même titre que La Flûte enchantée ou Cosi Fan Tutte dénotent de l’esprit hautement féministe de Mozart.
Figaro mène la « danse » dans tous les sens du terme. Et Susanna est sa parfaite égale
Certes, chez ce facétieux musicien, les personnages masculins ne manquent pas de mettre en garde contre les ruses des femmes. Mais ce sont bien elles qui incarnent la vérité des sentiments, tandis que le libertin, la canaille et l’usurpateur se recrutent dans le genre opposé… Et les propos tenus sous prétexte de moquer les relations entre les sexes sont facilement transposables à toutes les formes de domination, d’exploitation, d’asservissement.
L’astuce suprême de Da Ponte et de Mozart est bien dans le détournement subtil de l’opera buffa. Dans la capacité de faire croire que tout ceci n’est qu’une « folle journée » dont le dénouement traduit l’harmonie retrouvée. Dans la capacité de faire sourire ou rire les gens de cour, tout en distillant au passage l’élixir de la critique sociale…
Mozart aimait tendrement les femmes
©DR
Les rôles de Susanna, la camériste, et de la comtesse éprouvée par les infidélités de son époux, sont ici parmi les plus attachants dans l’univers opératique. Elles partagent une même tendresse pour le joli page qu’est Chérubin, interprété ici avec la gaucherie, mais aussi l’émotion et la dextérité vocale qui caractérisent le personnage, par la mezzo-soprano Pauline Claes. Elles se font des confidences. Elles sont surtout complices, prêtes à échanger leurs atours pour confondre l’inconstant ou l’incrédule. Interchangeables donc jusque dans leurs actes de parole. L’égalité, la fraternité sont à portée de notes…
Cécile Lastchenko, jeune soprano bruxelloise, est une Suzanna vocalement déjà très accomplie et en parfaite symbiose avec son Figaro. Quant à la Contessa di Almaviva, elle est incarnée, avec toute la retenue qui sied à son rôle, par Laura Telly Cambier , âgée de 26 ans et au parcours de formation international.
Les connaisseurs ont tendance à dire que Les Noces de Figaro donnent à voir la plus parfaite collaboration entre un compositeur et un librettiste et constitue peut-être l’opéra le plus parfait de Mozart.
Certes les récitatifs sont calibrés de manière à faire rebondir l’action quand il le faut et à rendre intelligible le propos assez rocambolesque. Certes les arias sont d’une beauté telle qu’ils habitent les fantasmes de tous les artistes lyriques.
Encore faut-il que l’orchestre épouse et induise toutes les émotions, tous les phrasés du chant. C’est indéniablement le cas dans cette production assurée avec l’Orchestre Royal de Chambre de Wallonie. Un orchestre au parcours prestigieux, et qui, en résidence à Mons, est invité à se produire aux 4 coins du monde. Il est dirigé ici par David Miller, d’origine américaine, que ses fonctions ont mis en prise directe avec les chanteurs tout au long de sa carrière. La symbiose est ici totale.
Quant au débat qui anime les Mozartiens de tous bords sur la pertinence de moderniser le contexte des Nozze pour que le propos – universel s’il en est – frappe davantage le public, il ne manquera pas de se réveiller à Bruxelles, avec la lecture « années 50 » que propose le metteur en scène Eric Gobin.
Le comte porte l’habit rouge des pratiquants de la chasse à courre. Marcellina (Christine Schmidt) qui veut forcer Figaro à l’épouser dès lors qu’il est incapable de lui rembourser ses dettes, a quelque chose de la Castafiore de Tintin, la qualité vocale en plus. Le Docteur Bartolo (Keith Tillotson) et Don Basilio (John Manning) se glissent dans les habits petit bourgeois des acolytes prêts à porter main forte à Figaro. Antonio, le jardinier, a les traits d’un Chinois de Taïwan (Yu-Hsiang Hsieh), et sa très belle voix de basse n’a finalement rien d’anachronique. Quant aux servantes, avec leurs uniformes rayés et leurs petites coiffes de palace, emmenées par la mignonne Barbarina (Gianna Canet Galla), elles font indéniablement penser, l’humour et le minois en prime, à celles qui ont fait tomber, voici quelques années à New York, un personnage très puissant, qui devait considérer que la « valetaille » faisait partie des services aux étages…
Joyau mozartien
Certes on gardera, de ce joyau mozartien, davantage à l’esprit la tradition épurée à couper le souffle de la mise en scène de Giorgio Strehler à Versailles, l’escalier spectaculaire et inspirant de Claus Guth à Salzbourg, voire les chassés-croisés de la production d’Aix en Provence où, dans des décors de Chantal Thomas, l’opéra fonctionnait curieusement très bien au sein d’un cabinet d’avocat, familier de la « promotion canapé »… Figaro et Susanna y étaient des jeunes gens « pleins d’avenir ».
Mais le Théâtre du Parc, jolie petite salle à l’italienne dotée miraculeusement d’une fosse d’orchestre, construite en 1782 par l’architecte Montoyer auquel on doit notamment la belle Place Royale à Bruxelles, a aussi son charme. L’intimité du plateau y est largement compensée par la cohésion vocale de la distribution, la souplesse des mouvements (ne voit-on pas Figaro montrer à un Chérubin tout tremblant les bienfaits de quelques pompes, cela en gardant la même qualité vocale durant l’exercice !!!), et de jolies trouvailles comme ce solo de danse espagnole interprété par Federico Ordonez. Un moment de grâce d’autant plus savoureux que les archives des Nozze font état de l’opposition de principe de l’Empereur quant à l’introduction d’un ballet dans un opéra et de l’astuce utilisée par Mozart pour contourner l’obstacle.
L’objectif de cette première Mozartiade est de faire découvrir, y compris dans des rôles de premier plan, de jeunes talents aux côtés de musiciens chevronnés. La réussite est à cet égard indéniable.
Dans les coulisses avec Shadi Torbey
©DR
Vous avez déjà interprété récemment Figaro à Aix-la-Chapelle et à Osnabruck. Est-ce à dire que cet opéra vous plaît tout particulièrement ?
Avec les Nozze, les chanteurs, c’est vrai, sont vocalement très gâtés. Le personnage de Figaro est en outre humainement attachant. J’aime son esprit d’à propos.
Aimez-vous que Mozart ne soit pas figé dans son époque ?
La transposition dans le temps permet de rendre encore plus universelle et intelligible la dimension sociale de l’œuvre. Le metteur en scène allemand avec lequel j’ai travaillé me faisait porter volontairement le même costume que le comte et cela fonctionnait aussi. Pour les artistes, le transfert chronologique permet de se réinventer, de se réinvestir à chaque représentation. J’ai eu la chance de participer à deux productions qui n’étaient ni dans le délire, ni dans le parti-pris esthétisant. C’est aussi le cas à Bruxelles.
J’apprécie aussi beaucoup de chanter des opéras célèbres du répertoire. Les occasions manquent un peu, dès lors que les grandes scènes sont de plus en plus tentées – et cela peut se justifier – par la création ou par la redécouverte d’œuvres rarement interprétées. Heureusement, sur ce plan, le cinéma et la télévision permettent aujourd’hui aux étudiants et aux jeunes interprètes de parfaire leur culture musicale.
José Van Dam a été votre maître. Quel a été son principal enseignement ?
Cet immense musicien se veut un artisan. Par l’exemple, il donne à aborder chaque rôle dans un esprit de grande humilité, sans arrogance. Cela m’a marqué à la fois en tant que son élève et que son partenaire professionnel. Ce qui m’importe aussi, techniquement, c’est de m’approprier d’abord le texte d’un opéra, de garder le maximum de liberté de jeu, tout en ayant en tête le rythme de la musique. Je ne passe précisément à la partition que dans un second temps.
Shadi Torbey sera au festival de l’Eté Mosan, à la Collégiale de Dinant, le 28 août, comme interprète et comme complice de Bernard Delire, dans deux œuvres méconnues de Mozart et de Salieri, qui se sont amusés à pasticher les grands airs servant de tremplins aux auditions d’artistes : Der Schauspieldirektor et Prima la Musica et Poi le Parole.
Au programme :
- Le Nozze di Figaro (dernière le 9 juillet)
- Le Bal des serviteurs, mise en situation de grands airs opératiques de Mozart, en compagnie d’étudiants de Conservatoires (dernière le 8 juillet)
Renseignements : www.amadeusandco.be